- INDONÉSIE - Bilan de cinquante années d’indépendance
- INDONÉSIE - Bilan de cinquante années d’indépendanceIndonésie: bilan de cinquante années d’indépendanceEn 1995, l’Indonésie a fêté dans la joie – et le doute – le cinquantième anniversaire de son indépendance, proclamée le 17 août 1945, dans les derniers jours de l’occupation japonaise. On connaît la suite: quatre ans de lutte contre l’ancienne puissance coloniale néerlandaise, neuf ans de démocratie parlementaire, suivis de six ans de “démocratie dirigée” autoritaire. Et en 1965 la crise la plus grave et la plus douloureuse de son histoire: l’armée prend le pouvoir, écrase le Parti communiste devenu trop puissant (près d’un million d’Indonésiens sont tués) et écarte le président Sukarno, qui avait dominé jusque-là la vie politique.Son successeur, le général Suharto, devenu président en 1968, en est à son sixième mandat et en briguera vraisemblablement un septième en 1998. Âgé de soixante-quatorze ans, il a abandonné depuis longtemps l’uniforme et, après trente années au pouvoir, fait figure de sage aux cheveux blancs qui a su mener son pays sur la voie du succès économique. Succès dont les modalités suscitent pourtant bien des questions et des critiques.Succès de la libéralisation économiqueL’“ordre nouveau”, instauré après 1965, s’est fixé comme double priorité le développement économique et la stabilité politique. Pour ce faire, il a bénéficié d’une aide occidentale qui ne s’est pas démentie (5,3 milliards de dollars en 1995) et de la hausse des prix du pétrole, dont l’Indonésie est exportatrice. Lorsque ces derniers se sont effondrés, au milieu des années 1980, le régime a su repartir sur de nouvelles bases, passer d’une industrialisation de substitution aux importations menée à coup de grands projets à une industrialisation de produits manufacturés destinés à l’exportation, financée par les investissements étrangers et le secteur privé, et encouragée par des mesures de déréglementation. L’Indonésie a su, simultanément, développer son secteur agricole et parvenir à l’autosuffisance en riz en 1984, alors qu’elle était le plus gros importateur de cette céréale en 1978. Aussi, loin de connaître les difficultés du Mexique par exemple, elle est aujourd’hui un “nouveau dragon” d’Asie, comme la Thaïlande et la Malaisie.Les statistiques officielles confirment ce diagnostic. Depuis vingt ans, le pays a connu un taux annuel moyen de croissance économique de 6 à 7 p. 100; le revenu individuel moyen, qui était de 75 dollars par an en 1966, devrait atteindre 1 000 dollars en 1996: l’Indonésie se situe désormais dans le groupe des pays à revenu moyen; la proportion d’Indonésiens vivant au-dessous du seuil de pauvreté est tombée à 15 p. 100 de la population, contre 40 p. 100 en 1980. La part du secteur industriel dans le P.N.B. est passée de 9,5 à 20 p. 100 entre 1970 et 1990, alors que celle du secteur agricole régressait dans le même temps, passant de 56 à 20,5 p. 100.Cependant, au-delà de ce palmarès, les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Outre le coût social et politique du développement, le poids de la population – 190 millions d’habitants en 1995, augmentant de 1,9 p. 100 par an – interdit tout ralentissement du rythme de développement. Les infrastructures (transports, communications, électricité, eau) sont insuffisantes et doivent être sérieusement améliorées. Plusieurs signes dénotent la fragilité des succès enregistrés. La baisse de la production de riz en 1994 et 1995, liée à la sécheresse et aux ravages causés par les insectes, a contraint l’Indonésie à reprendre momentanément ses importations. Le tassement de l’augmentation des exportations non pétrolières (+ 12 p. 100 en 1994, contre + 16 p. 100 en 1993 et + 28 p. 100 en 1992) est d’autant plus inquiétant pour le gouvernement que la dette extérieure vient d’atteindre 100 milliards de dollars – ce qui fait de l’Indonésie un des pays en développement les plus endettés au monde – et que son remboursement, équivalant à 32 p. 100 du montant des exportations, repose justement sur l’augmentation continue de celles-ci. En revanche, l’essor des importations risque de porter le déficit de la balance des comptes courants à des hauteurs dangereuses (3,6 milliards de dollars en 1994-1995, qui pourraient passer à 7 milliards en 1995-1996). Les investissements avaient fléchi eux aussi (la concurrence est rude, en particulier avec la Chine et le Vietnam): Djakarta a pris en juin 1994 de nouvelles mesures incitatives, supprimant les dernières barrières imposées jusque-là aux investisseurs. Le résultat a dépassé les espérances: des projets portant sur 23,7 milliards de dollars ont été approuvés en 1994 (trois fois plus qu’en 1993). Suffira-t-il à relancer les exportations?Engagée sur la voie de la libéralisation économique, l’Indonésie n’a plus d’alternative possible. Pourtant, des secteurs protégés ont réussi à se maintenir: les monopoles et les facilités dont bénéficient des proches du président – ce qui joue contre la loi du marché – entretiennent artificiellement une économie “chère” et suscitent le mécontentement.Autoritarisme politiqueOn ne peut pas dire que la libéralisation économique ait entraîné une libéralisation politique, et l’hypothèse selon laquelle la démocratisation suit le développement économique ne se vérifie pas pour l’instant. Le régime s’est doté d’un cadre législatif et juridique qui lui permet de faire régner la stabilité jugée nécessaire à la réussite du développement, et surtout de se maintenir en place sans concurrence. Grâce à un système électoral bien étudié, les assemblées sont dociles, et toute manifestation d’opposition en dehors des institutions est fermement réprimée.Au début des années 1990, pourtant, Suharto a cru pouvoir miser sur l’“ouverture” pour désamorcer certaines critiques. La censure a été supprimée, mais cela n’a pas duré longtemps, car le pouvoir n’a pas toléré que la presse profite de cette liberté pour remettre le régime en cause en exposant certaines luttes internes. Ainsi, l’achat de quarante bateaux de guerre allemands par le ministre de la Recherche Bacharuddin Jusuf Habibie, favori de Suharto, a irrité l’armée qui a été tenue à l’écart de cette “bonne affaire”. Le ministre des Finances, estimant exorbitant le coût de la remise à neuf des bateaux, s’est opposé, lui aussi, à B. J. Habibie. Il faut dire que ce dernier mise sur la haute technologie, et en particulier l’aéronautique, pour faire entrer triomphalement l’Indonésie dans le XXIe siècle, ce qui coûte beaucoup plus cher à l’État que cela ne lui rapporte; il a fait voler le premier avion fabriqué en Indonésie, le N250, pour les fêtes du 17 août; reste à le commercialiser. L’ouverture a pris fin en juin 1994, quand trois hebdomadaires de grande audience ont été interdits.Par la suite, il a été confirmé que le pouvoir ne tolérerait pas que s’expriment des voix non contrôlées par le système. Les journalistes qui avaient constitué en juin 1994 une association indépendante, l’Association des journalistes indépendants (A.J.I.), et avaient créé un journal, Independen , ont été privés des moyens d’exercer leur métier, et leur publication a été interdite. Il est vrai qu’ils avaient fait paraître un dossier accablant pour le ministre de l’Information, Harmoko – premier civil à présider le parti gouvernemental, le Golkar –, qui profiterait de sa situation pour s’enrichir outrageusement en monnayant les licences de publication. Des journalistes de l’A.J.I. furent arrêtés en mars 1995 et condamnés à des peines de trente-deux mois de prison pour “incitation à la haine”. Les procès, commencés en juillet, qui sont les seules occasions où l’opposition peut s’exprimer et défendre les libertés, ont été très suivis, mais leur retentissement reste limité.De même, des étudiants qui demandaient des comptes sur des massacres perpétrés par l’armée à plusieurs reprises, en général pour réprimer des manifestations (en septembre 1984 à Tanjung Priok, en novembre 1991 à Timor, en février 1994 à Madura) ou des mouvements musulmans dissidents (à Sumatra-Sud en 1989, à Java-Ouest en 1993), ont eux aussi été condamnés à des années de prison pour outrage au chef de l’État.Les étudiants soutiennent également les mouvements sociaux provoqués par la politique de développement, qu’il s’agisse de paysans dépossédés de leur terre par un projet de barrage (mais parfois il s’agit d’un terrain de golf...), comme ce fut le cas à Madura, et qui tentent de protester, ou d’ouvrières qui se mettent en grève pour demander une augmentation de leurs salaires, qui sont parmi les plus bas d’Asie. Le nombre des mouvements de grève (1 130 au total) a doublé en 1994 par rapport à 1993. En 1993 aussi, l’affaire Marsinah, jeune ouvrière javanaise torturée et assassinée pour avoir cherché à obtenir quelque 2 francs d’augmentation par jour (le salaire minimum journalier est d’environ 10 francs, et, s’il a été augmenté en janvier 1995, il est rarement respecté), a pu faire l’objet d’une large campagne de protestation grâce à l’ouverture. L’aggravation des inégalités sociales est d’autant plus sensible que les plus riches n’hésitent pas à afficher leur train de vie luxueux.La répression s’est exercée aussi sur la vie syndicale. Le président du syndicat indépendant Prospérité – créé avec succès en 1992 en dehors des structures officielles, bénéficiant sans doute des pressions américaines sur Djakarta en ce qui concerne les droits des travailleurs – arrêté pour avoir suscité des émeutes pendant une grève, en avril 1994, a été condamné à trois ans de prison. Par cette répression incessante, le régime espère décourager la volonté de contestation et remettre de l’ordre à l’approche des élections de 1997. Le 16 août 1995, Suharto a, dans son discours annuel, fermement rappelé que la liberté avait ses limites.Si, à l’occasion du cinquantenaire, Suharto a gracié trois prisonniers politiques, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères (quatre-vingt-un ans) et l’ancien commandant de l’armée de l’air de Sukarno (soixante et onze ans), et s’il a enfin accepté de supprimer le sigle E.T. sur les cartes d’identité des anciens prisonniers politiques (ce qui les frappait d’ostracisme), l’heure de l’amnistie et de la réconciliation souhaitée par certains n’a pas sonné pour autant. On a rappelé à ce propos que Sukarno avait en son temps (1961) amnistié tous ceux qui avaient participé aux rébellions militaires des années 1950. Les Mémoires d’un ancien ministre de Sukarno, Oei Tjoe Tat, témoignant sur 1965 et les massacres, ont été interdits. Un autre ex-prisonnier politique, le célèbre romancier Pramudya Ananta Toer, dont les œuvres ne circulent que sous le manteau, a été en 1995 lauréat du prix Magsaysay (du nom d’un ancien président philippin); mais il n’a pas été autorisé à se rendre aux Philippines pour recevoir le prix. L’armée continue à croire au danger communiste et dénonce les agissements secrets de cette “organisation informelle”, qu’elle croit déceler justement dans les Mémoires de Oei Tjoe Tat, dans le prix décerné à Pramudya ou dans l’activité d’anciens prisonniers politiques qui tenteraient d’exploiter toutes les faiblesses du gouvernement ou d’infiltrer des organisations religieuses. À l’approche des élections de 1997, la vigilance demeure le mot d’ordre des militaires.À Timor oriental, occupé puis annexé par l’Indonésie en 1976, de nombreux jeunes poursuivent leur lutte pour l’indépendance. En septembre-octobre 1995, de nouveaux affrontements ont eu lieu pour des raisons à la fois religieuses (Timor est en majorité catholique) et ethniques (très forte immigration indonésienne). Malgré une amorce de négociations, l’Indonésie ne paraît toujours pas prête au dialogue. L’Irian Jaya, où un mouvement indépendantiste papou se maintient tant bien que mal, a été aussi le théâtre de nouvelles brutalités militaires: près de la grande mine de cuivre exploitée par la société américaine Freeport Copper, trente-sept personnes auraient été tuées entre juin 1994 et février 1995.La succession présidentielle et l’oppositionLe cinquantenaire de l’indépendance a été marqué par un questionnement des intellectuels indonésiens sur leur société et leur histoire. “Le gouvernement veut dominer notre mémoire collective”, a regretté l’historien Taufik Abdullah. La corruption et la collusion (entre hauts fonctionnaires et hommes d’affaires d’origine chinoise notamment) ont été dénoncées comme deux “maladies” préoccupantes. Le népotisme aussi. La polémique visait implicitement les enfants du président Suharto, qui ont bâti en quelques années des conglomérats puissants et sont devenus richissimes. Aucun domaine ne leur échappe. La fille aînée, “Tutut”, et le second fils, Bambang, occupent des postes importants à la direction du Golkar. “Tutut”, répondant aux critiques, a affirmé que les enfants des personnes haut placées doivent gagner leur vie comme les autres et que, s’ils font du bon travail, ils méritent d’être soutenus.La défense des intérêts de ses enfants est un facteur important de la succession de Suharto, car ils seront vulnérables quand il ne sera plus là. Pour l’heure, il se contente de renvoyer à la Constitution et n’a pas de dauphin déclaré. Mais, vu son âge, on estime généralement que, en 1998, la question du détenteur de la vice-présidence pourrait être cruciale. L’armée, qui avait déjà imposé le général Try Sutrisno à ce poste en 1993, laissera-t-elle un civil l’occuper en 1998? Les noms de Habibie, de Harmoko et même de “Tutut” circulent.Le fossé qui s’est creusé entre l’armée et Suharto est devenu patent. Elle critique l’enrichissement de sa famille, sa propre marginalisation politique, le jeu des nominations du président qui place désormais ses fidèles aux postes clés, l’insuffisance du budget militaire. Toutefois, elle a fait savoir qu’elle serait fidèle au président tant qu’il serait là.En revanche, Suharto s’est rapproché des musulmans, fait également peu apprécié par l’armée. L’Association des intellectuels musulmans d’Indonésie (I.C.M.I.), créée en 1990 sous la présidence de Habibie, a considérablement étendu son influence, notamment au gouvernement.Dans ce contexte, l’opposition reste faible. Le chef du Nahdatul Ulama, première organisation musulmane du pays (35 millions de membres), Abdurrahman Wahid, modéré et ouvert, a refusé d’entrer à l’I.C.M.I. et dénonce le danger que ferait courir à l’unité du pays le fait d’encourager le sectarisme musulman. Son rapprochement avec Megawati, fille de l’ancien président Sukarno, élue à la tête du Parti démocrate d’Indonésie (P.D.I.) à la fin de 1993 malgré l’opposition officielle, inquiète le pouvoir qui a tenté diverses manœuvres pour déstabiliser ces deux dirigeants au sein de leurs formations respectives. Le P.D.I. pourrait être un concurrent sérieux pour le Golkar en 1997. Il fait déjà campagne, avec le slogan: “N’ayez pas peur dans votre propre pays, nous sommes libres depuis cinquante ans!”Une partie des intellectuels musulmans ne paraît pas décidée à laisser Suharto faire de l’islam une arme contre ses opposants politiques; on l’a vu en juillet 1995, au procès du mage javanais Permadi: opposant au régime, il avait prédit une succession violente pour 1996; il fut jugé, mais pour avoir traité Mahomet de dictateur. Certaines décisions de justice récentes montrent une volonté d’indépendance nouvelle chez les juges. Ainsi, l’interdiction de l’hebdomadaire Tempo a été déclarée illégale, et le président du syndicat indépendant Prospérité a vu sa peine de prison annulée pour des raisons techniques. Même si cela ne change pas la situation de fond, quelque chose bouge. Est-ce en écho aux revendications des nouvelles classes moyennes qui souhaitent un gouvernement honnête, transparent, et plus de liberté et de justice? Rien n’est encore joué, et tout le monde est bien persuadé que la stabilité politique reste la condition absolue d’un développement économique encore très dépendant. Il est sûr en tout cas que l’armée voudra jouer un rôle décisif dans la succession présidentielle.
Encyclopédie Universelle. 2012.